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Enfants de 14

Enfants de 14

Henri avait 8 ou 9 ans quand a éclaté la Grande Guerre.
(La Der des Der, comme d’hab)

Il est sorti de l’école vers 11 ou 12 ans, comme la plupart des mômes pauvres de ce temps.
A cette époque il n’y avait pas de chômage, même pour les enfants
on lui a trouvé une place chez des paysans …

Je ne sais que des bribes.

Noémie, morte l’année dernière à 106 ans fut sa femme.
Pas davantage d’études, mais elle, à 90 ans, pouvait encore rédiger des lettres de trois pages sans une faute d’orthographe.
Son mari (puisque Noémie était ma grand’mère, voilà, vous savez tout) avait, de son côté, quasi tout oublié.

Sauf les chiffres.

C’est utile, les chiffres, par exemple, dans la charpente.
Henri a été charpentier, un temps.

Au régiment, il a eu l’occasion de voir Chartres.
50 ans, après il en parlait encore, à moi seul(e), comme en secret, disant :

« Pito … la main humaine, tu comprends ?
La main humaine… c’est ELLE qui a fait ÇA … »

Il a aussi travaillé dans les carrières de Pagnac, en Limousin.
Il a fini en élevant une douzaine de vaches, avec Noémie.

Elle savait bien négocier et vendre les veaux, les vaches, et quand l’un ou l’une  partait chez le marchand, grand’père tombait malade.

Trois jours, des fois.

La Rouge, la Mignonne, limousines classiques, la Sorayah et sa fille la Farah, vaches normandes, et puis les cochons, Pompidou et Couve-de-Murville … : même pour les bouffer ensuite, on nommait encore ces animaux, à l’époque.
J’ai apprivoisé une poule, la Kôh, une amie qu’ils ont eu la gentillesse de laisser mourir de vieillesse.

Noémie a passé son permis à bientôt 70 ans, sur une Diane automatique, c’est avec elle au volant que j’ai connu les plus fabuleuses trouilles routières de ma vie.
Elle a aussi voulu une télévision. (Elle portait la culotte, Noémie)

Devant la TV, Henri, qui ne savait plus ni lire ni écrire depuis belle lurette, jouait l’imprécateur apocalyptique et goguenard :
« Cette machine a été inventée pour penser à ta place. Elle MENT, sans arrêt. Elle fera de toi ce qu’elle voudra, Findo ! ».

Noémie pensait : « Chante, beau merle »,
et quand le grand père est mort elle a regardé tous les jours les Feux de l’Amour, sans même avoir besoin de passer par une maison de retraite où ce genre de programme semble obligatoire.

Le grand’père est parti bien plus tôt qu’elle, fin des années 80, sans plus toute sa raison, les derniers jours, m’a-t-on dit, et Mamie est restée seule avec sa fille Renée, devenue veuve elle-même un an plus tard, qu’elle n’a jamais aimée, et dont je t’ai parlé dans le premier chapitre (ma mère, donc).

Le grand-père savait des choses, dont se taire, et le jardin.

J’ai couru après ces héritages, mais sauter la génération intermédiaire a suffi à en diluer l’absolue nécessité, en sorte que je n’ai rien appris du jardin, et suis restée infirme de ça,
et j’ai gardé une croyance dans la parole, sans savoir à mon tour s’il faut s’adapter à la guerre, à la paix des cimetières ou celle des supermarchés.

***

Il faudra bien un jour que je me décide une fois à voir Chartres, ne serait-ce que pour savoir enfin si, oui ou non, j’ai bien compris ce que me disait Henri, le petit paysan illettré de la Grande Guerre

La Bagnarde

J’ai tout inventé …

Ces matins glaciaux, cette gare décevante, post-soviétique et ses piliers qui suintent, son horloge cassée, au secteur jamais remplacé entre 4 et 7 heures, et sa lumière pisseuse comme un verdict des années trente.

J’ai tout inventé comme si c’était hier.
Ces autorails rouge et jaune, et leurs bouchons de reservoirs maculés par des décennies de gas-oil, ces herbes noires à moitié crevées entre les rails et jusque dans les fractures du goudron sur les quais, ces annonces sépulcrales et mécaniques, inécoutables à force de réverbération, ces injures de la vue, du son, de la peau, la peau de l’enfance, ces voyages minables vers l’éducation, ces lycées laids comme des gares, leurs chansons d’autobus pourris, de rugbymen boutonneux, leur virilité de salle de garde, toute cette prodigieuse et fière bêtise paramilitaire de l’administration et ses troupeaux de futurs soldats contents .

J’ai tout inventé comme pour tout jeter, et puis ça s’est jeté tout seul.
J’ai livré mon adolescence à l’oubli comme une chrétienne aux lions, avec une joie incendiaire et féroce, comme si vraiment l’enjeu était de n’être rien, oh, certes pas pour leur plaire, mais bien pour m’effacer une  bonne fois du champ de leurs yeux morts.

Et puis les hôtels, les déménagements, les logements, ah les « logements » pour « employés modestes » (parce que j’ai vu ça aussi, l’habitat se changeant en logement, le travail en emploi, l’amour en sexe) …

Avec le paternel, parfois, j’allais à la pêche.
Un gardon, puis un autre. Je tâchais de zigouiller des gardons à la pêche dans l’espoir qu’il me parle, et même de le rencontrer, mais ça n’a pas marché. Mon père ne savait ni arrêter les trains, ni détruire les lycées, il avait vu la guerre, aussi, le soir venu, gardons ou pas, les Dimanches méritaient bien la haine que disait la chanson.

J’ai tout inventé, et le temps, ce précipice … il faut faire court.

Cette chambre a un peu hérité de la tristesse du service public, et aujourd’hui je sais que je pars, juste un peu avant lui. L’infirmière est venue changer ma perfusion ; professionnelle, elle fait celle qui ne sait pas ce qu’a dit le Docteur, mais le Docteur va passer cette après-midi, et moi j’entends bien dans sa voix la majuscule qu’elle donne à ce bonhomme.

Mais oui, jeune Laeticia, garde tes salades, va, je ne le verrai pas, laisse moi.

Seule, je regarde mon goutte-à-goutte qui brille dans la lumière insolente de l’été. Dernière clepsydre.

Un fruit

Je suis une vieille berdache malformée et inculte.
J’ai profité comme d’autres d’un vol de migrateurs pour foutre le camp
me faire un nid de l’exil, puis un exil de moi-même, puis un envers de décor, puis un envers d’envers …
et j’ai adopté cet endroit pour moi
Cet endroit qui est seul où je suis plurielle
Cet endroit polymorphe de ma propre unité de ciel.

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